Emeline Curien
2019



Construire encore


Que faire, lorsque l’on est architecte, de cette question qui engage de manière frontale le sens de son métier et la finalité de sa pratique, et qui en même temps concerne toute une société dont le futur est largement incertain – une interrogation donc qui nous concerne tous ?

Se demander Pourquoi bâtir encore ?, c’est donc bien sûr d’abord questionner la nécessité de continuer à ajouter, à la masse des constructions existantes, des bâtiments supplémentaires, des habitations nouvelles... Ainsi considéré, ce encore apparaît comme une dépense de plus – d’énergies, de matériaux, de territoires – alors que la prise de conscience tardive de la finitude de la planète en appelle à la réduction : sidérés face à l’ampleur de la catastrophe en cours, nous pourrions être amenés à ne plus rien oser bâtir encore.

Or, il y a de bonnes raisons pour Eric Furnémont de continuer à mettre au monde de nouvelles architectures, et ce « Pourquoi bâtir encore ? » n’interroge pas seulement le bien-fondé de nouvelles constructions : il questionne surtout la possibilité de proposer encore une architecture qui fasse sens au creux de ces urgences, une architecture écologique au sens le plus large, qui ne s’inquiète pas uniquement des problématiques environnementales, mais qui interroge dans le même geste les réalités culturelles et soit attentive à la manière dont se construit la subjectivité humaine.

Comment faire exister une telle exigence face à la concurrence d’un monde de la construction industrialisée et bon marché, aux logiques de court terme et de retour rapide sur investissement ? Comment bâtir avec sens dans le presque désert des savoir-faire constructifs et la désintégration des filières locales en Belgique ? Comment se glisser dans des règlements d’urbanisme étroits, qui espèrent éviter le pire en remplaçant un tissu social souvent moribond par des règles qui reproduisent à l’identique des volumes dits « traditionnels » ? Comment remettre en cause la propriété privée, construire pour tous et pas seulement pour une population favorisée, et pour autant pouvoir vivre de son travail d’architecte ? Comment faire exister des commandes autres que la maison individuelle, et construire des programmes différents en vue de fonder de nouvelles échelles d’actions ? Et peut-être surtout, comment s’opposer à la force de frappe médiatique des sociétés de promotions immobilières, qui proposent au kilomètre lotissements clefs sur porte, logements standardisés et zones commerciales et industrielles, matraquage qui modèle l’imaginaire des habitants comme celui des banquiers qui leur fournissent des prêts ?

Bâtir encore, c’est nécessairement aussi chercher les failles pour construire en dépit de l’incompréhension, voire de l’hostilité du politique ou du voisinage, dans une opposition farouche à tout ce qui se propose de différent. Or les formes architecturales dessinées par Eric Furnémont ne font pas consensus, et son discours fait franchement polémique : demander Pourquoi bâtir encore ?, c’est en effet pour l’architecte engager une critique radicale de l’ensemble des mécanismes de production matérielle et de sens dans la société occidentale. C’est désirer démesurément changer la manière d’habiter la Terre, de vivre et de travailler ensemble – la manière somme toute de faire communautés.

Pourquoi bâtir encore est donc surtout une affirmation, un programme pour poser les fondements et les directions d’une action concrète dans le monde. Cela signifie tout simplement pour Eric Furnémont continuer à construire, au travers de l’architecture, des espaces autres, des relations nouvelles, des imaginaires différents, et se donner ainsi les moyens de transformer les existences des êtres qui vivent sur la Terre. La configuration de l’espace commande aux corps, elle prescrit ou proscrit des relations, des gestes, des trajets, des parcours, en elle persistent les modes de vie qui lui ont donné naissance : nous avons besoin de formes architecturales autres pour forger des relations renouvelées avec notre milieu.

Ces relations se produisent quand le bâtiment existe, au sein de l’édifice, entre ses habitants et ce qui les entoure… mais elles se façonnent tout autant pendant la phase d’élaboration du projet, quand les imaginaires des maîtres d’ouvrage et des maîtres d’oeuvre travaillent ensemble, ou encore pendant la fabrication, avec le territoire et les ressources matérielles qu’il produit, avec les artisans et leur savoir-faire... Elles affectent tout le tissu social vivant, proche ou plus lointain, finalement concerné par la construction.

Pourquoi bâtir encore est une urgence à interroger la responsabilité des acteurs du bâtir sur les mondes qu’ils fabriquent, au-delà des édifices eux-mêmes. Une responsabilité qui s’ouvre dans le temps (nous engageons dans nos choix les générations futures) et dans l’espace (nous engageons dans nos choix des êtres à l’autre bout de la planète). Pour agir plus juste, il nous faut donc mieux saisir la portée de chacun de nos gestes, même lointaine, sur les conflits armés (recourir ou non au pétrole, à l’uranium ?), les catastrophes naturelles (émettre ou non du CO2 dans l’atmosphère ?), les inégalités (exploiter ou non une main-d’oeuvre déqualifiée ?)… mais aussi sur la fabrication des imaginaires (clef sur porte ou non ?).

Bâtir encore est donc un acte politique. C’est assumer que les rapports de force sont inscrits dans l’espace, qu’ils sont aujourd’hui encore profondément inacceptables, et qu’il faut les modifier en profondeur en intervenant dans l’espace. Bâtir encore signifie faire de la place au désir et à la créativité comme forces politiques de transformation. Il s’agit de laisser exister l’ouvert, le plurivoque, le poétique, pour proposer des sentir autres, continuer à construire des mondes, des réseaux de solidarité, des savoir-faire artisanaux riches, des savoir-vivre pluriels, donc rendre possibles d’autres formes de relations avec l’altérité naturelle, sociale, cosmique… dans laquelle se fondent nos existences.

Pour Eric Furnémont, c’est notre spiritualité qui est toujours immédiatement en jeu dans l’acte de construire. Bâtir encore, en ayant la conviction que notre action ne sera jamais à la hauteur des difficultés que nous traversons et de celles qui nous attendent, ni à la hauteur des inégalités qui structurent nos sociétés, des souffrances conséquentes aux transformations climatiques qui touchent et toucheront plus encore les plus pauvres et les moins favorisés, mais conserver quelque part, en dépit des doutes et des inquiétudes, la possibilité de construire un habiter en commun poétique et politique de la Terre.

Atelier d’architecture iO

à Montegnet (Belgique)


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