Emeline Curien, Eric Furnémont
2014-2017



Entretien avec Eric Furnémont


EC : Ta pratique de l’architecture repose sur une conviction : construire avec des matériaux sains et renouvelables des maisons économes en énergie ne suffit pas. Il est nécessaire d’aborder la question écologique dans sa dimension élargie aux dimensions sociales et psychiques, ce que Félix Guattari appellerait une écosophie . Au milieu des années 1980, quand tu as commencé à exercer en tant qu’architecte, cette position était loin d’être évidente. Comment dans ton parcours en es-tu arrivé à ce questionnement, et comment le formulerais-tu aujourd’hui ?

EF : Ce qui a d’abord été décisif a été la rencontre avec Jacques Gillet[1], qui avait ouvert une section d’ « architecture organique » à Lambert Lombard à Liège où je faisais mes études d’architecture. Cela n’existait nulle part ailleurs. Il a commencé son cours par deux heures de projection sur Bruce Goff[2]. J’ai trouvé magnifique et bouleversant ce type qui faisait des maisons en blocs de verre, en charbon, avec des vieux bateaux, avec une poésie incroyable. Jacques Gillet nous disait que toute l’architecture de toutes les cultures, à part peut-être à partir de la fin de l’empire romain, puis à part après le début de la renaissance (avec le maniérisme, l’empire, et jusqu’au modernisme) avait toujours été organique, c’est à dire vivante, reliée. Il était un pédagogue extraordinaire. Son apprentissage passait toujours par la pratique artistique, pas par la pensée, mais par le dessin, par le modelage, par la mise en situation du corps dans les lieux. Quand on devait faire une maison entre mitoyens, il nous faisait dessiner toute la rue. Et en prenant trois semaines pour la redessiner, on se rendait compte qu’un architecte avait reculé une entrée, qu’il y avait un certain type de balcon… On découvrait toutes les possibilités qu’avaient eues les gens au XIXè siècle pour faire une rue à Liège, et que c’était extrêmement riche, varié, rythmé, et que tout cela s’inscrivait dans un ensemble. Si tu n’y vas pas, que tu ne fais que des photos ou que tu ne regardes que des plans, tu ne vois pas cette richesse, tu ne la sens pas.

Jacques Gillet avait surtout une grande compréhension des forces et des intentions qui sont derrière les formes, ou dans les formes. Trois ans d’étude avec lui permettaient d’acquérir une autonomie. La chose la plus importante est qu’il avait une vision spirituelle de l’existence, une vision de la vie qui était une vision de créativité, et qui dépassait très largement l’architecture. La liberté est là, elle ne sera jamais dans l’analyse, dans la référence, dans l’insertion dans un courant, dans une technique - ce qui ne veut pas dire que tout cela n’existe pas - mais le fondement premier de son enseignement était « prends ta créativité en main, c’est là qu’est ta liberté ». Et pour un architecte cela implique effectivement de comprendre ce avec quoi il joue spirituellement. Jacques Gillet savait très bien que les cinq années d’étude étaient trop courtes pour se former en tant qu’architecte. Il m’a appris à travailler en fait, à me rendre compte que je n’étais nulle part, mais que ma formation ne dépendait que de moi-même, ce qui est un enseignement fantastique. C’était un vrai libéral, mais son enseignement était plutôt apolitique. Il considérait que tout le monde avait le droit de vivre dignement, mais il n’y avait pas beaucoup de réflexion sur le contexte social ou environnemental. Mais c’était les années 1980 et la situation était moins dramatique que maintenant. C’était l’époque du post-modernisme, de Michael Graves, de Hans Hollein et d’Aldo Rossi , qu’on détestait cordialement et un peu méchamment. Cette rencontre avec l’architecture organique a été importante. Pendant mes études, tous les architectes contemporains que j’appréciais avaient une approche organique : Bruce Goff , Frank Lloyd Wright , Antoni Gaudi … J’ai aussi beaucoup aimé aller voir l’architecture vernaculaire de partout, une architecture faite sans architectes, sans plans.

EC : Le terme « organique » fait souvent l’objet de malentendus. En Belgique, il est parfois utilisé pour regrouper un ensemble de praticiens ayant suivi les cours de Jacques Gillet, mais dont les démarches sont finalement assez différentes. Que signifie pour toi l’architecture organique, et comment permet-elle selon toi de penser les enjeux écologiques actuels ?

EF : Le terme « organique » signifie vivant. Le premier à l’avoir utilisé est Frank Lloyd Wright. Cela veut tout simplement dire que c’est une architecture en relation avec le paysage, avec les êtres, avec le monde, et cela de tout point de vue. C’est tout à fait dans le sens d’une écologie élargie. Dans mon parcours, il y a eu très vite et assez naturellement la question de l’écologie et j’ai tout de suite buté sur des aspects sociaux et politiques. C’est inévitable. La nature et l’environnement – ce sont de mauvais concepts! – posent aujourd’hui question parce que notre manière de vivre sur la Terre est allée tellement loin que l’environnement ne se laisse plus faire. Nous avons par nos activités profondément bouleversé les cycles de vie qui assuraient notre propre subsistance, et par là mis en danger réel notre existence même. Le problème, c’est qu’on ne voit pas ces bouleversements. On a l’impression d’être assis sur un vieux cheval malade à qui on a mis des œillères, et qu’on fouette pour qu’il continue d’avancer. Le plus inconscient sont les effets de seuil. Certains de ces seuils de bouleversement, une fois franchis, vont provoquer des réactions en chaine et des dérèglements climatiques terribles. Comme on ne remet pas en question les systèmes de valeur qui conduisent à ces destructions, cela veut dire, inévitablement, que les difficultés vont tomber sur les plus faibles. Ceux qui vont en vacances à Dubaï vont continuer à aller en vacances à Dubaï, et à faire du ski au mois d’août parce que cela les déstresse. Ce qui me semble pire encore que les problématiques environnementales, c’est cette absence de responsabilité. On ne se demande jamais sur qui cela va retomber, et dans combien de générations.

Ces questions écologiques sont par essence la conséquence de pratiques sociales, de manières de penser, de points de vue politiques sur les êtres humains, de manières de vivre ensemble avec le climat, avec les végétaux, avec les autres animaux. Ils sont donc la conséquence de conception de l’humanité, et de sa relation avec tout ce qui n’est pas humain et qui nous accompagne. Félix Guattari emploie les termes d’ « écologie élargie » pour essayer de se faire comprendre, mais une écologie qui ne serait pas élargie est une stupidité. Ce qui est idiot en fait, c’est d’avoir imaginé qu’on pouvait aborder la question de l’écologie comme une autre. Autrement dit, ce n’est pas un saupoudrage à rajouter sur une pratique architecturale. C’est quelque chose qui remet fondamentalement en cause toutes les pratiques, notamment les pratiques industrielles telles qu’elles ont été développées à partir du milieu du XIXè siècle. Le système du capitalisme et de la mondialisation, lorsqu’il se couple avec la puissance des énergies fossiles, est une bombe à retardement terrible, et cela ne sert à rien de penser ses effets uniquement en terme de pollution. La preuve en est la réflexion qui se pose depuis 30 ans en terme de performances énergétiques et de normes européennes, et qui fondamentalement ne change rien, car ce n’est pas là qu’est le problème - ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire. On peut aborder avec ces questions, douloureusement je le sais, une dimension de l’écologie qui n’est plus seulement sociale, politique, ou même culturelle, mais qui est sa dimension spirituelle, ce qui est encore plus profond.

EC : S’interroger ainsi conduit en effet inévitablement à questionner un certain nombre des fondements de nos sociétés occidentales. N’est-ce pas aussi en ce sens que tu considères que les concepts d’environnement et de nature ne nous permettent pas de penser les enjeux écologiques?

EF : Bien entendu. La nature et l’environnement n’existent que pour les créatures qui en sont sorties. Un animal qui vit dans un biotope en équilibre avec son environnement ne pense pas environnement : il est en relation avec tout ce qui l’entoure, et cela fonctionne de manière écologique. Toute l’histoire de l’humanisme occidental est une catastrophe de ce point de vue, puisque toute la philosophie occidentale à partir d’Aristote , redoublée par le christianisme, puis par l’idéologie des Lumières, est fondée sur l’idée d’un sujet qui peut se saisir de lui-même indépendamment de son environnement, sur l’idée d’une créature qui serait libre et autonome et qui se définirait spirituellement uniquement par elle-même. Chez Descartes , le sujet autonome parce que conscient est séparé de ses devoirs et de ses droits par rapport aux autres créatures, puisqu’il n’est que parce qu’il pense par lui-même. Un mode d’existence dans lequel on reconnaît une dépendance par rapport à quoi que ce soit est par là dévalorisé puisque ce n’est pas une existence libre.

C’est un point de vue politique extrêmement grave, qui continue à être enseigné dans les universités comme étant un propos apolitique, comme étant une vérité spirituelle de base. Il faut attendre les catastrophes de la première guerre mondiale, la phénoménologie, la mécanique quantique et l’art abstrait, pour que des personnes, extrêmement minoritaires, disent que cette manière de penser est en elle-même catastrophique. Cette pensée est mise en place par Edmund Husserl , mais elle est surtout développée par Martin Heidegger , qui en 1929 va écrire que l’ontologie de Descartes est im-monde : elle est hors monde, elle nie, refuse, dévalorise la réalité écologique et relationnelle. Il est intéressant de voir que Descartes, ce philosophe qui a le plus persuadé l’occident que la science et la raison allaient sauver l’humanité et qu’il fallait pour cela enclencher des démarches objectives de connaissances de la nature, est d’abord un grand mathématicien et un géomètre. Sa position de la prédominance du simple sur le composé s’impose au XVIIè siècle. Dans les Règles pour la direction de l’esprit, il appelle à réduire tous les éléments de l’analyse aux éléments les plus simples possibles, ce qui est une position anti-écologique par excellence . L’écologie commence quand tu regardes le composé, c’est-à-dire le papillon qui ne va pouvoir féconder la papillonne qu’à la condition d’être passé sur une orchidée bien spécifique… , ou les racines des arbres qui permettent la remontée et la descente de tous les organismes qui travaillent à rendre la terre fertile. Ce sont des phénomènes extrêmement complexes qu’on montrés les chercheurs en biologie des sols Lydia et Claude Bourguignon . Effectivement, chaque petit micro-organisme en lui-même est extrêmement simple. Mais cette analyse du micro-organisme en lui-même ne permettra jamais de saisir la complexité du monde souterrain, jamais. Il faut une pensée du composé. Le monde vivant n’arrête pas de composer, d’agencer, de réagencer, en continu. Le deuxième principe de Descartes, c’est le calcul. Cette puissance du calcul a aujourd’hui atteint un degré complètement hallucinant. Elle est l’imposition d’un certain chemin de l’esprit dans une certaine direction, la direction de maitrise et possession de la nature.

Mais pour moi, cette attitude vient en fait de beaucoup plus loin que le cogito cartésien, c’est une position spirituelle qui vient du fond de l’occident même. Dans toute cette philosophie, les penseurs qui vont imposer leurs points de vue sont des théologiens et des philosophes positivistes. Il y a un nombre considérable de copies de La somme théologique de Thomas d’Aquin , mais on n’a retrouvé qu’un seul exemplaire de De la division de la nature de Jean Scot Erigène . Celui-ci parle de la nature créée, et de la nature qui continue à se créer après que Dieu l’ai lancée. Et dans sa philosophie, l’esprit est une sorte d’écume venue, au cours du processus, de la complexité de la nature en elle-même. C’est une position radicalement différente de tout ce qu’a adopté la religion catholique évidemment. Et jusqu’au XVIIIè siècle, posséder cet ouvrage vous conduisait au bûcher. Erigène, qui est un moine irlandais du IXè siècle, se situe dans les grands courants de la théologie négative, dans laquelle, pour le dire vite, peut exister une chose et sa négation. Au contraire, la position positiviste, que ce soit en théologie ou dans toutes les sciences exactes, va impliquer de définir, c’est-à-dire de poser une limite, et de dire que ce n’est que comme cela qu’on peut penser efficacement. La théologie négative va exactement dans la direction inverse. Le réel, ou Dieu, ou tout ce qu’on veut, n’est pas définissable définitivement. Denys l'Aréopagite , un auteur chrétien du VIe siècle, dit que Dieu est la ténèbre plus que lumineuse du silence. Maitre Eckhart aux XIIIè et XIVè siècles a une attitude similaire, ou encore Nicolas de Cues qui dira que Dieu est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Ce qui est très intéressant, c’est que la position spirituelle négative, c’est-à-dire, pour faire très court, refusant politiquement toute forme, signifie que tu te retires du monde.

C’est une position d’hérétique, minoritaire au Moyen-Âge, qui va être combattue pour des raisons de pouvoir, qui sont, encore avant, dans le droit romain. Cette position vient fondamentalement de la philosophie aristotélicienne, c’est-à-dire d’une position qui veut établir une science, et pour cela sortir de la pensée mythique, de la pensée analogique, ou de la pensée symbolique. Elle est fondée sur un tout petit livre d’Aristote du IVè siècle avant notre ère qui s’appelle La physique . C’est une charge claire contre le Timée de Platon , qui porte encore la trace d’une pensée mythique. La pensée de Platon vient du fond de l’Égypte, de la Mésopotamie, du fond de l’humanité civilisée si on prend son berceau en Mésopotamie et en Inde, et vraisemblablement encore plus loin, des vieux mythes de l’humanité. Tout le Moyen-Âge va être pris par cette pensée aristotélicienne, mais pourtant la pensée platonicienne va être reprise dans cette toute petite part de la Renaissance, qui, au quattrocento, est encore habitée par une pensée analogique. On le voit dans les fresques du Palais de la Raison à Padoue par exemple, qui mettent en relation des scènes religieuses, des constellations, des animaux, des activités saisonnières et des figures allégoriques. Le feu aux poudres est mis par la théorisation de la perspective par Brunelleschi , par l’invention de la lentille, du télescope, du microscope, de l’imprimerie…

EC : On pourrait penser que ces considérations nous éloignent de l’architecture, mais cette pensée positiviste a des conséquences immédiates sur la manière dont on considère aujourd’hui l’espace, et dont on le produit. Et la compréhension de ces questions joue un rôle central dans la manière dont tu abordes ton travail en tant qu’architecte.

EF : En effet, c’est profondément spatial. Dans le Timée de Platon , il existe encore un rapport à l’espace indéfinissable, ambigu, qui est justement analogique. Les idées, qui sont immuables, éternelles, sont distinctes de la matière corrompue, qui vit et meurt. Le monde est habité de forces qui ne sont pas dans les choses, mais dans les idées qui les nourrissent en permanence. Quand il résume cette doctrine, qui est le travail de toute une vie, Platon ajoute que cela fonctionne pour tout, sauf pour l’espace. L’espace n’est pas une idée - je suis bien là, à ce moment-ci sur la Terre - et en même temps, il est complètement transcendant par rapport aux substances. Il n’est pas la somme des objets, car si on les déplace, l’espace n’est plus tout à fait le même, et pourtant il est toujours là. C’est pourquoi Platon utilise deux mots pour dire l’espace, Topos, l’espace en tant qu’il se mesure, et Chôra, sa dimension symbolique. Platon va utiliser un certain nombre d’autres termes qui sont tous féminins. Le plus magique est « porte-empreinte ». L’espace n’est ni une somme d’objets, ni une idée, et portant l’empreinte de tout ce qu’il a en lui, il est tout le temps différent. Aristote va conserver le Topos, mais il va balayer la Chôra d’un revers de la main : il est grand temps pour l’humanité de se débarrasser de ces foutaises mythologiques pour pouvoir faire une science et progresser vers la raison. On a simplement oublié que la Terre est le porte-empreinte de nos objets et de nos actions, et on a donc balayé la responsabilité morale, l’écologie, l’éthique. C’est sur cette pensée que se construit Descartes. Il a fallu que l’espace devienne un ustensile pour que sa philosophie puisse exister. Concevoir un sujet autonome et libre séparé de son environnement va avec un contrôle de l’espace qui passe par son objectivation. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’il n’y a pas de sujet sans objet. Pour objectiver le réel, tu as besoin d’un sujet pensant autonome, et vice versa. Le grand perdant de l’histoire est le milieu. Il n’y en a plus. La géométrie de Descartes reprend la géométrie d’Euclide et la transforme en formules mathématiques, en algèbre et en calcul vectoriel.

L’entièreté de l’espace, les planètes, le cosmos, vont être considérés comme une gigantesque mécanique, et c’est toute la philosophie de Newton, une mécanique qui fonctionne par attraction de corps physiques. Ce qui est très intéressant, c’est que dans la philosophie de Newton, comme dans celle de Descartes, le sujet est complètement séparé de l’espace, qui en devient objectivé, calculable, maitrisable, et dès lors cet espace ne peut pas fonctionner sans que Dieu n’alimente la machine en carburant. Il n’y a aucune raison pour que le cosmos ne s’effondre pas sur lui-même, et la manière dont il tourne est donc la preuve de l’existence de Dieu. Non seulement je suis un sujet conscient, libre et autonome, non seulement tout l’espace et toutes les autres créatures sont exploitables par moi, et en plus cette manière de penser prouve que tout cela a été inspiré par Dieu, et que je suis la créature qui est en connexion avec le créateur. En mathématisant l’espace, Descartes développe une pensée qui va engendrer les ordinateurs et le calcul computationnel à très grande échelle, à très grande vitesse et à très grande puissance. On n’est absolument pas sorti de ce mode, on n’a jamais été aussi fort dans le monde calculant, gestionnaire, et efficace de l’espace. Je pense que le fondement de la catastrophe est là.

Cette approche est à l’opposé d’une spiritualité écologique qui pense et ressent, et qui dit que je ne suis rien si je ne tiens pas compte de tout ce que je dois, en permanence, à autrui, à la biosphère, aux végétaux, à tous les animaux que nous sacrifions pour nous nourrir, à toute cette culture qui a transformé la Terre en un bienfait qui permet de nourrir des milliards de personnes… On oublie par exemple que pour pouvoir acheter un bon pain d’épeautre au magasin bio, il faut d’abord que le magasin existe, que quelqu’un ai envie de vendre du pain, il faut un boulanger qui aime son métier, qui a façonné ce pain une moitié de la nuit avec de l’eau non polluée et de la bonne farine, et avant ça il faut donc avoir eu un meunier qui a moulu les grains pour en faire de la farine, quelqu’un qui a fauché l’épeautre, qui a séparé le bon grain du mauvais, il faut quelqu’un qui a entretenu le sol, qui a entretenu l’épeautre, qui l’a planté. Donc il faut de la pluie, du vent, du soleil, une bonne orientation, et pour avoir aujourd’hui de l’épeautre qui est bonne, il faut avoir cultivé les graminées qui étaient au bord de la grotte, s’être rendu compte qu’il y avait des grains meilleurs que les autres, les sélectionner, les soigner, les surveiller, apprendre à les connaître, à connaître leurs qualités gustatives… Et transmettre cela de générations en générations jusqu’à nous. Non seulement c’est relié à tous les gens à l’horizontale dans le présent, c’est relié cosmiquement à tout ce qui se passe dans le ciel, dans la terre, dans le sol, et c’est aussi relié verticalement à un nombre incroyable de gens qui cultivent la terre depuis des générations. Cela est valable pour un pain, mais ça l’est aussi pour une pomme, un vêtement, pour tout. La chaine spatiale, cosmique et historique de chaque objet est vertigineuse à tous les coups.

J’ai eu très tôt des intuitions sur ces questions, sans pouvoir mettre des mots dessus. Je me suis réinscrit tard à l’université en philosophie. Cela m’a permis de travailler des problèmes théoriques et des questions d’écologie politique. Je me suis rendu compte que certains penseurs étaient très inquiets, comme moi. Dans les livres qui sont rentrés directement dans ma boite à outils, il y a les Trois écologies de Félix Guattari, et les réflexions de Bernard Stiegler, des philosophes orientés sur des questions d’esthétique politique et liées à l’espace, comme Maurice Merleau-Ponty, Gilbert Simondon, Henri Lefebvre…. Ces philosophes qui m’intéressaient n’étaient justement pas des philosophes de la conscience ou de la temporalité, mais des philosophes pragmatiques et très inquiets du problème de l’espace. Gilbert Simondon m’a intéressé parce que c’est le premier qui a montré que chaque individu, que ce soit un être humain, un animal, un marteau ou un piston de moteur – il a d’ailleurs débuté sa réflexion par les objets techniques - a tendance à l’individuation. L’individuation humaine est la formation à la fois biologique, psychologique et sociale de l’individu, c’est un processus toujours inachevé. Le processus d’individuation psychique des êtres humains se déroule toute la vie. Il est rigoureusement inséparable et entièrement lié de manière vivante avec un processus d’individuation collective. Cela signifie que l’individu rencontre inévitablement le monde et le nourrit en continu. Il est changé par lui et il le transforme en même temps. Le processus d’individuation est d’emblée un processus social, politique, culturel et spirituel.

Quant à Henri Lefebvre , il est le premier à avoir montré la puissance du politique et même de l’épistémologique sur l’espace, ce qu’il a appelé La production de l’espace. Lire ce livre a été pour moi une révélation. Il va dans le sens de ce qu’on disait tout à l’heure sur la responsabilité éthique que l’on peut avoir vis à vis de notre cadre de vie. Il montre la dimension politique de l’espace, c’est-à-dire à quel point l’espace est produit par le pouvoir, et à quel point il engendre des comportements.

Je retiens aussi Maurice Merleau-Ponty pour avoir, à la suite d’Heidegger et beaucoup plus tôt que Gilbert Simondon dans l’histoire des idées, pulvérisé l’idée qu’une chose est définie. Il a mené un grand combat contre ce qu’il a appelé le « kosmothéoros », le Dieu qui vit dans la tête des hommes et qui veut faire en sorte que le monde soit un cosmos théorisé et organisé en toute chose. Il s’est élevé contre le positivisme de la science, à la suite de la phénoménologie, de la mécanique quantique… qui avaient déjà commencé à saper ces certitudes. Mais surtout, Maurice Merleau-Ponty a dit que l’espace vécu est un champ d’appartenance. Ce n’est pas un ramassis d’objets isolés, posés les uns à côté des autres.

Félix Guattari m’a intéressé surtout parce qu’il a développé l’idée qu’une pensée écologique était condamnée à mourir si elle se limitait à la pensée des milieux naturels. Il a pensé une écologie sociale et politique, mais aussi une écologie spirituelle, c’est-à-dire une manière de penser qui doit être entièrement renouvelée. Il aurait pu parler d’écologie neuronale, car il parle de la manière dont tes idées s’entrechoquent, se composent et se recomposent. Avec Deleuze, il a pulvérisé la philosophie analytique, qui consistait à cerner correctement son sujet, pour affronter l’impossibilité d’en finir avec les problèmes, et c’est tant mieux. Félix Guattari va même plus loin en disant que le devenir de la pensée sociale et politique, de la pensée spirituelle, est de l’ordre écologique.

Bernard Stiegler , qui est dans une filiation avec Guattari et Simondon, m’a intéressé pour beaucoup de raisons. D’abord pour avoir bien montré, dans La technique et le temps, que l’histoire humaine génère des temporalités indissociablement liées aux productions, aux objets de l’homme et à la manière dont il occupe l’espace. Cela signifie que la mémoire de l’humanité s’accumule, se dépose, dans les objets et dans l’espace en tant que savoir-faire. Cette mémoire est toujours symbolique. Elle renvoie à une forme de responsabilité qui est verticale dans l’espace historique : la reconnaissance spirituelle de ce que je dois aux êtres humains qui m’ont précédé. Cette reconnaissance est bien évidemment aussi horizontale dans l’espace social et politique que je partage avec mes contemporains. Bernard Stiegler a aussi mis le doigt sur le fait que les avancées technologiques et les destructions de l’environnement sont toujours et d’abord des destructions symboliques, des courts-circuits dans les apprentissages et dans la reconnaissance de cette mémoire. Il montre que la catastrophe, en plus d’être une catastrophe écologique, va être une catastrophe sociale et politique, une catastrophe de la reconnaissance de ce que nous devons aux autres êtres pour avoir existé. C’est la pire des violences et le pire des fascismes. Pour le dire autrement, la question de l’esprit est vraisemblablement la plus grosse catastrophe qui va nous tomber sur la figure.

EC : Ces philosophes t’ont clairement accompagné dans la compréhension de l’humanité et des rapports complexes qu’elle entretient avec ses productions et l’espace qu’elle fabrique, vit et subit, et donc des enjeux écologiques. Au cours de ton parcours, as-tu également rencontré des architectes te permettant d’aborder ces questionnements fondamentaux?

Les premières personnes que j’ai croisées au sujet de ces questions, auxquelles je n’avais pas de réponse à titre personnel dans les années 1980, étaient des anthroposophes. A l’époque, c’étaient les seuls qui pratiquaient une écologie capable d’enclencher et d’articuler les questions sociales et politiques avec les questions spirituelles. En même temps que la biodynamie, Rudolf Steiner a réfléchi à ces questions dans un livre qui s’appelle Les fondements de l’organisme social . Il l’écrit à la sortie de la première guerre mondiale, et y reprend les idéaux de la révolution française, l’idéal de liberté, l’idéal d’égalité et l’idéal de fraternité. Il va les appliquer aux trois sphères de la vie sociale, le monde économique, le monde du droit et le monde spirituel, et réfléchir à leur possibilité d’application. Dans le monde économique doit s’exercer la fraternité entre les hommes, et non l’égalité - tout seul, tu n’as pas les mêmes besoins que si tu vis avec une femme et cinq enfants – ni la liberté, c’est un monde de devoirs - une vieille personne de 80 ans n’a pas les mêmes devoirs économiques qu’un homme de 30 ans dans la force de l’âge. L’égalité quant à elle s’exerce dans le monde du droit. Tous les êtres humains sont soumis en droit au même droit. Mais il n’y a pas de liberté non plus dans cette sphère-là. Et la vie culturelle, la vie de l’esprit, c’est le domaine de l’exercice de la liberté, dans lequel la fraternité n’a absolument rien à faire, et l’égalité encore moins. C’est une réflexion que j’ai faite mienne. Ces idées ne sont pas comprises, car on vit dans un monde qui n’arrête pas de faire exactement l’inverse, qui lamine les subjectivités pour les uniformiser dans le monde culturel. Pour Rudolf Steiner, la culture par principe, pour toujours, est gratuite, alors que le monde économique ne doit jamais l’être. On fait exactement le contraire en subventionnant la culture, qui n’est plus de la culture, mais de la propagande. Et l’architecture n’y échappe absolument pas. D’un côté, elle n’échappe pas à la main mise des états, c’est-à-dire des oligarchies, des groupes de pression… sur l’imagerie de l’architecture, sur la manière de vivre en gros. Et de l’autre, le monde économique, Thomas et Piron par exemple, n’arrête pas d’influer sur les comportements, alors qu’il n’a rien à y faire en théorie. Et le problème en architecture, c’est que dès que tu sors de cela, il faut tout réinventer : il faut réinventer l’artisanat, il faut réinventer les structures sociales…

Sur de telles bases, des personnes aussi éloignées que Erik Asmussen en Suède, ou Imre Makovecz en Hongrie, ont réfléchi effectivement sur la manière dont les formes sociales génèrent de l’architecture, et sur comment l’architecture en retour constitue les formes sociales et les comportements. Surtout, ils ont questionné l’histoire comme un environnement. J’ai participé à deux séminaires organisés par Asmussen dans l’ensemble de bâtiments qu’il a construit en Suède. C’est une grande communauté à Järna, au sud de Stockholm, avec trois écoles, deux hôpitaux, des fermes biodynamiques… et où vivent en permanence environ plusieurs centaines de personnes. La première chose qui est touchante dans l’architecture de Asmussen, c’est la douceur, l’équilibre dans la puissance des formes, les matières, les couleurs. J’ai découvert grâce à lui la couleur et l’émotion qu’elle peut produire. Il a une grande connaissance de la dynamique des formes. Quand tu rentres dans ses espaces, tu te redresses, tu te tiens autrement. Son architecture travaille comme un metteur en scène, c’est une pièce de théâtre dans laquelle il ne se passe pas n’importe quoi. Mais c’est toujours avec une grande douceur, il ne l’impose jamais. Dans les séminaires qu’il organisait, j’ai étudié la sculpture avec John Wilkes , qui a inventé les vasques vives pour épurer les eaux, j’ai appris avec Frits Futsch, qui était le peintre qui peignait les bâtiments d’Asmussen, comment fonctionne la couleur, avec des pigments bios et naturels. Pour moi ce furent des révélations.

EC : Le projet d’étable La voie Lactée, que tu as réalisé au milieu des années 1990, semble directement dans la filiation de ces réflexions.

EF : eOui. Je me suis intégré dans des projets, comme La voie lactée, qui n’étaient pas seulement des projets d’architecture. Tout de suite, mon questionnement sur l’écologie a soulevé des problèmes professionnels. Je me disais que je ne pourrais jamais faire l’architecture que je désirais sans soulever les questions sociales et politiques qui y sont liées. La voie lactée était une des toutes premières associations, on dirait aujourd’hui de consommateurs - mais ce n’était justement pas ça - qui allait dans ce sens-là. Les fermiers qui voulaient s’installer dans la ferme à l’époque n’avaient pas l’argent pour monter une ferme en biodynamie, ni pour racheter les quotas laitiers, et en plus ils étaient contre cette idée. Ces quotas se vendaient très chers et se négociaient en dessous de la table. Nous avons contourné ces problèmes en achetant les vaches nous-mêmes. Les gens membres de l’association avaient chacun un dixième de vache, et une camionnette amenait les produits laitiers aux propriétaires de vaches. Nous étions tranquilles à tout point de vue, même en cas de contrôle sanitaire : les fromages étaient les nôtres car ils venaient de vaches qui étaient à nous. Chacun versait une quote-part mensuelle à l’ASBL qui rétribuait le fermier. J’ai construit l’étable, j’ai essayé de trouver les briques de laitier du haut-fourneau du bassin liégeois, je me suis renseigné sur les essences de bois dans le coin, construit tout en mélèze et en épicéa de chez nous, j’ai rencontré la scierie à côté pour pouvoir utiliser les déchets d’épicéas qu’ils brûlaient parce qu’ils ne savent pas quoi en faire, et on a fait la charpente en autoconstruction pendant un mois avec une douzaine d’étudiants en architecture.

EC : Les motivations sociales, écologiques et politiques qui conduisent à la réalisation de ce projet sont très claires. Comment les incarner dans les formes architecturales elles-mêmes ?

EF : Je suis tout de suite arrivé à cette question de pourquoi faire une forme plutôt qu’une autre. J’étais, et suis encore, très critiqué par les modernistes, même si je m’en fiche un peu aujourd’hui. A certains, je me permettais de demander pourquoi leur dessin était si raide, une question à ne pas poser aux tenants de l’idéologie de l’image et des séquences visuelles ! D’abord, ils ne voient pas que leur discours néomoderniste est assis sur une catastrophe industrielle et une catastrophe de domination. Ensuite, ils n’ont aucune pensée autre que la finalité « esthético- je ne sais quoi », car c’est une vision extrêmement courte de considérer l’esthétique uniquement du point de vue du jouisseur d’art à l’intérieur de son architecture. Tout un ensemble de questions ne sont jamais posées : d’où ça vient, avec qui c’est fait, avec quels esclaves, avec quels polluants, avec quelle domination, avec quelle honte, avec quelles manipulations de propagande ? Jamais un mot. Evidemment, ces architectes gagnent les concours parce que le politique veut ça : de la surface, aucune pensée, aucune réflexion.

A l’opposé de cela, l’architecture primitive m’a beaucoup intéressé parce que c’est d’abord un empilement de cailloux pour se protéger. Et ça c’est sincère. Et même si ce n’est que redresser une pierre pour indiquer le midi solaire, c’est utile. Et accessoirement, ça a de la gueule. La pauvreté des architectures traditionnelles m’émeut évidemment. C’est John Ruskin qui disait « enduisez vos murs de boues si vous n’avez pas d’argent, mais ne les crépissez pas de mensonges ». Je préfère mille fois être primitif que civilisé comme ça. Je me suis beaucoup intéressé à l’architecture primitive européenne. J’ai voyagé beaucoup, en Ecosse, en Irlande, en Bretagne, en Corse, en Sardaigne, pour voir et comprendre des kilomètres de mégalithes, de tumulus, de tombes, d’alignement, de grottes, de trucs gravés insensés à première vue, et surtout de gestes primitifs. Dans les expériences qui ont été pour moi importantes, il y a Gavrinis, dans le golfe du Morbihan. C’est un tumulus de 3500 ans avant JC entouré d’eau aujourd’hui. On y a déposé un cadavre, puis on la recouvert de terre. La pierre qui fait la clef de voute de la coupole fait 17 tonnes, l’équivalent d’un gros camion rempli. Quand Prosper Mérimée a fait dégager le tumulus, on s’est aperçu qu’il y a des inscriptions sur le dessus de la pierre, donc sous la terre, des inscriptions que personne ne pouvait voir, une sorte de proto langage hiéroglyphique. On ne sait pas les déchiffrer, mais on perçoit qu’il y a une narration : on reconnait qu’il y a une hache, une tête d’animal, que sais-je ? Ils ne sont pas peints, mais ils sont taillés dans le granit, à une époque où le fer n’existait pas, or il n’y a pas moyen de tailler du granit autrement qu’avec du granit. On a fait des relevés, et on s’est aperçu qu’il s’agit en fait un quart du menhir de Locmariaquer, un grand menhir solaire qui est encore plus ancien. On sait qu’il faisait plus de 14 mètres de haut, et que plusieurs de ses morceaux ont été réutilisés. On est à environ quatre kilomètres de Gavrinis, pas de grue, pas de roue… Cela veut dire que pour le transporter, il a fallut faire des cordes, donc tisser des fils de chanvre puis retisser les fils de chanvres pendant un temps très long. Pour emballer un bloc de pierre de cette dimension, il faut beaucoup de cordes de chanvre. Et pour le faire rouler sur des rondins, il faut beaucoup de rondins, et beaucoup d’hommes qui tirent très fort. Ils vont faire quoi, 100 mètres par jour, dans un paysage vallonné ? Il faut plusieurs années assurément pour transporter ce caillou de 17 tonnes, soit quoi ? quarante ou cinquante gars en pleine forme. Donc il faut autant de femmes, donc il y a aussi des enfants. Et il faut continuer de labourer pendant tout ce temps. Et là, alors, seul, à trente ans, alors que tu n’as encore rien compris, au sommet de Gavrinis, tu te dis qu’il faut plusieurs centaines de personnes pendant plusieurs années, donc une communauté complètement organisée, pour mettre un caillou au dessus d’un cadavre, le recouvrir de terre et l’oublier. Gavrinis, ce fut une révélation pour moi. Je frissonne encore de la compréhension de l’immensité des gestes qu’il faut pour produire une œuvre qui vient dans l’espace. J’ai pris Gavrinis avec son poids, comme un architecte. Quelle organisation politique il faut pour vivre, pour manger, faire l’amour, pour permettre cette construction ? Qu’est ce qu’il faut comme vie intérieure pour décider de faire ça, plutôt que de rester dans sa cabane à labourer avec sa femme et ses gosses ? J’avais trente ans et Gavrinis a été pour moi la prise de conscience du rapport entre les gestes que l’on pose comme architecte, et le sens qu’ils ont au sein de la communauté. Cela ne m’a plus jamais quitté.

L’architecture, c’est d’abord le dépôt d’une mémoire collective. Le passé est partout présent. C’est une pensée que j’ai retrouvée aussi chez Bernard Stiegler , André Leroi-Gourhan , ou Gilbert Simondon, ou même Deleuze et Guattari. L’inconscient collectif n’est pas dans un truc éthéré : il est déposé dans l’espace, ce sont tous les savoir-faire qui sont déposés dans l’espace, dans le couteau, la cuillère, la hache... Quand je me promène en ville, j’ai des flashes de tout ce qu’il a fallu faire pour que tout soit là. En tant qu’architecte, c’est à donner le vertige. Il y a des rues entières à Liège du milieu du XIXè siècle, au moment où la ville est très prospère, construites en seulement quelques années. Avec de grandes avenues, de belles maisons patriciennes avec des soubassements de deux mètres, des pierres taillées, des modénatures différentes, d’autres encadrements, des petits dragons qui viennent chercher le balcon... La quantité de savoir-faire nécessaires donne le vertige. Tout ça fait la nécessité d’accrocher les questions spatiales, aux questions d’écologie, c’est-à-dire d’attitudes au monde, aux questions politiques de relations avec la collectivité, aux questions spirituelles, aux questions du sens.

Quand je coupe un arbre dans la forêt pour le mettre dans une maison, je fais plus qu’un geste écologique au sens étroit. Je me relie symboliquement à ce qui existait là, je me relie symboliquement au ciel et à la terre, je crée une verticale. Il y a un système de relations qui se met en place, je me relie symboliquement avec une présence, avec un passé. Inévitablement un lieu a une histoire. On peut dire ça : la question écologique poussée jusqu’à son terme peut difficilement ne pas aborder l’histoire des formes et l’évolution des formes à l’intérieur de l’espace. Je vais arriver dans un endroit, un village, une ville, un lieu, pour faire par exemple une école, je vais me demander comment faire une école, et comment tout cela a fonctionné avant moi. Donc le fonctionnement social, politique d’un projet vient de la capacité que j’ai à approfondir ce passé. Je n’invente pas de toute pièce les structures sociales et politiques dans lesquelles je vais m’insérer. Je suis obligé de les prendre en compte, cela veut dire qu’il y a un passé avant moi. Une pensée écologique prend en compte obligatoirement l’historicité sociale, politique, culturelle.

Je vais aussi me relier avec le soleil, faire une architecture bioclimatique, je vais penser à la topographie, à la direction des vents, aux apports solaires, à l’isolation... C’est une évidence aujourd’hui, ce n’est plus un discours d’acharné. Donc quand je dessine, je me demande avec quoi je me relie. Un projet d’architecture qui fait sens et qui a de la poésie, qui est intéressant et même passionnant, répond nécessairement aux impératifs du programme, de la topographie, des matériaux… qui sont des fondamentaux de l’architecture, mais il n’a d’intérêt que dans la mesure où il est, dans sa conception, tissé d’un réseau de relations le plus vaste et le plus riche possible : le sol, la terre, le cosmos, les arbres, l’orientation, le climat, les structures sociales, les méthodes de constructions, les compétences des artisans… Tout ça intervient et fait partie de l’architecture. Plus ces questions sont soulevées à l’intérieur du projet, plus celui-ci les intègre, plus il va être riche. C’est un aspect du problème.

Mais tu te rends vite compte que le processus inverse est profondément vrai aussi, et que c’est lui qui fonde la culture. Ce tissu de relations qui a généré le projet, il en reconstitue un autre. Si le projet se construit, il va reconstruire un tissu de relations avec le sol, avec la terre, les structures sociales… Il va le créer dans l’espace. J’ai construit une maison pour une famille qui avait déjà quatre enfants, et qui attendaient leur cinquième. Ils habitaient précédemment une maison traditionnelle à Liège avec des portes, des fenêtres, des pièces, des escaliers… une maison bourgeoise du XIXè siècle : la femme à la cuisine au bout du couloir après le WC... Je me souviens avoir bataillé avec eux sur l’ouverture de l’espace et la suppression des portes, sur la manière d’intégrer les escaliers à la topographie plutôt que de tout faire de plein pied en rasant tout, sur la relation à l’extérieur. Dix ans après, elle m’a dit combien cela avait influencé le sentiment de liberté chez son cinquième enfant et qu’elle s’était souvenue de nos discussions.

EC: La manière dont les formes héritées de l’histoire influent sur les comportements présents est une question complexe. Irme Makovecz que tu citais tout à l’heure a essayé de se relier à la culture Magyar en puisant dans un réservoir de formes qui avaient du sens dans la société dans laquelle il évoluait.

EF : Les textes des années 1980 d’Irme Makovecz sont magnifiques. Il n’y critique pas uniquement le modernisme et l’invasion de l’américanisation en Europe, il s’intéresse à la perte des savoir-faire traditionnels et part à leur recherche. Autrement dit, il va chercher la source de son travail dans la mémoire collective. Il va par exemple travailler sur les formes des dentellières hongroises. Mais les textes de la fin de sa vie sont une catastrophe. Il part des pleins et des vides de ces motifs de dentelles, mais il perd de vue le devenir de la société telle qu’elle est. C’est une très belle réflexion au départ, anti-moderniste et anti-capitaliste avant l’heure, mais très vite on tombe dans la recréation d’une identité magyare racée, dominante, excluant le métissage et fermant les frontières pour retrouver son identité. Imre Makovecz est devenu un nationaliste étroit, quand il a commencé à vouloir délibérément fabriquer un registre formel identitaire. Le danger d’une telle approche, c’est de considérer que la mémoire et le passé sont des processus identitaires. Je pense que c’est extrêmement grave et fréquent. Je me refuserais à penser l’existence de spécificités locales. Elles ne se pensent pas, elles se vivent. Faire comme Aldo Rossi du néo-régionalisme pour faire du néo-régionalisme est pour moi complètement vide de sens. Il est clair qu’Aldo Rossi est un architecte non pas de la mémoire mais de la nostalgie. Ce qui n’est pas la même chose. C’est un très grand érudit fatigué de toute la civilisation. Et en érudit fatigué, il ne sait plus faire rien d’autre que des dessins d’enfants, qui sont magnifique d’ailleurs de nostalgie et d’innocence, et empiler tout son savoir. Et même si son savoir est très grand, son architecture reste un empilement de savoir. J’ai encore une relative tendresse pour lui, mais ce n’est pas une vie de créativité, d’énergie, de colère. Ce n’est pas une vie de liberté, c’est une vie emprisonnée. Aldo Rossi est le moins pire de tous, il est fin, il a de la délicatesse, il sait ce qu’est une proportion. Mais le post-modernisme marque vraiment une fin, il n’en sort plus rien.

Au contraire par exemple, l’architecture des Grisons existe et est reconnue parce qu’il y a là des architectes qui ne reprennent pas des formes qui seraient dites régionales, mais qui s’intéressent aux techniques constructives qui vont leur permettre de s’insérer à l’intérieur du tissu du village. Si tu pars de l’idée qu’il y a une spécificité locale qui est conceptualisable, tu fais un règlement. Or tous les règlements sont des processus de mort. Sans exception. A partir du moment où tu théorises cette spécificité locale, ce qui ferait son identité, tu es fichu. On peut prendre l’exemple du village de Vrin, dans lequel vit et travaille Gion A. Caminada . Dans dix ans on va s’apercevoir qu’il a analysé toutes les constructions en Strickbau et toutes les manières de mettre une maison en relation avec la topographie, alors le collège du village de Vrin risque de décider de ne plus autoriser que les constructions en Strickbau, avec du sapin du pays, en mettant des pentes de toitures comme cela, des fenêtres comme cela, des pentes de toitures comme cela… On va transformer son travail d’architecte en un règlement et cela va faire un super village identitaire, un super zoo. Un zoo de singes qui auront singé le passé en imaginant construire une identité. Et une identité ce n’est pas cela du tout. Une identité refuse catégoriquement qu’un projet d’architecture soit la somme de ces éléments-là. Les gens qui sont critiques par rapport au modernisme, et à juste titre, et qui mettent en place des règlements comme de braves petits soldats des spécificités locales n’ont pas vu qu’ils ont intégré l’agro-industrie militaire du capitalisme dans leurs neurones. Il n’y a plus d’œuvre, de poétique, de déviance, de manque, il n’y a plus de possibilité d’échec, de détournement possible, il n’y a plus que du consensus. Pour finir, ce à quoi on assiste, c’est dans certains projets quarante réclamations pour demander qu’il ne se passe rien, ce qui est l’attitude extrême de la spécificité locale. Pour le moment, dans la tête des gens, et surtout dans la ruralité, le sommet de la spécificité locale c’est ne rien faire, de ne pas accueillir l’étranger. Ce n’est même plus une construction comme ceci ou comme cela, c’est plus de construction du tout, plus d’avenir, plus de prospective. Le concept d’identité en soit est un mauvais concept, dont il faut se débarrasser définitivement, car il sera toujours récupéré par les mouvements fascistes.

Je suis assez radical sur l’idée que des critères écologiques, sociaux et politiques, culturels et mêmes spirituels complètement assumés, affirmés, distingués, nomenclaturisés à l’intérieur d’un projet ne peuvent pas s’additionner pour constituer une identité. C’est même la pire des choses. Si tu définis la manière dont tu as envie de vivre dans un règlement et dans une orientation, si tu rassembles tout dans du connu et dans une spécificité qui est déterminée, tu nies tout, tout le travail politique avec les gens, toute la localité, tout le travail de transformation, tu nies tout le travail du futur qui lui doit se faire dans l’ouvert et ne peut pas être théorisé. Je ne peux pas faire un projet si je n’ai pas une idée, une vision, un sentiment de ce qui doit être au-delà de ça, quelque chose de nouveau. La poésie, c’est justement ce qui va jeter le projet au-delà de ces considérations. Et ce n’est pas une identité, ce n’est pas un processus identitaire, c’est une identité à venir, à construire.

EC : Est-ce que dans la société actuelle, l’architecte ne peut plus que remplacer une architecture émanant d’une culture vivante qui n’a plus les moyens de s’exprimer, par une approche poétique?

EF : Le problème est exactement l’inverse. Je dis qu’habiter le monde est toujours poétique, il est toujours artisanal, beau, plein d’avenir, plein de visée. C’est plutôt que les structures de la modernité, de la réglementation et de la normativité remplacent toujours plus de jour en jour un habiter poétique qui est de moins en moins possible parce qu’il est toujours plus recouvert par des codes. Mais cette poétique est partout si on ne l’empêche pas. Quand Lucien Kroll laisse un terrain vague et il dit qu’on fera les chemins à l’endroit où les gens passent, c’est un processus. Se battre à l’intérieur du projet avec le politique pour ne pas mettre de chemin en plan, sans savoir ce que cela va devenir, ce n’est pas un processus, c’est un choix d’humanité. C’est une décision très profonde sur ce qu’est un être humain, sur ce que je lui impose. Cet incrémentalisme que propose Lucien Kroll ne veut pas dire ne pas avoir de visée. Au contraire, cela veut peut-être dire en avoir une plus forte et une plus profonde, et que je ne vais pas non plus l’imposer. Cela implique surtout un travail d’écoute des forces qui sont en jeu. Cela signifie qu’il faut trouver une méthode de travail qui permette à toutes les forces de trouver leur place à l’intérieur du projet, sans écarter les étrangers, les déviants, les inadaptés sociaux… C’est quelque chose qui me tient à cœur, cette manière large de décider. C’est très compliqué. C’est beaucoup plus compliqué que de faire une grosse galette en verre et en béton sur pilotis.

Habiter la terre est une faculté anthropologique, c’est une faculté humaine qui ne se développe qu’au sein de la communauté. C’est-à-dire qu’on vient au monde dans un monde habité, et dans lequel les êtres humains et les sociétés humaines ont toujours appris à s’insérer dans les pratiques des sociétés dans lesquelles ils naissaient, et dans les savoir-faire, donc dans une forme de reconnaissance de cette appartenance à cette société, inévitablement. Et ce qui se passe aujourd’hui, c’est que le processus de l’avènement du capital mondial couplé à l’industrialisation du bâtiment a généré un très grand court-circuit dans ces compétences-là. Tous nos amis philosophes, penseurs du XXè siècle qui ont critiqué le mouvement moderne expliquent comment on en est arrivé là. Ils montrent tout simplement que la Terre, l’espace, les savoir-faire, sont des apprentissages longs et lents, qu’il s’agisse du savoir-faire d’un homme de métier, ou d’un travail plus intellectuel ou culturel. Or l’industrialisation des esprits et des comportements fonctionne en court-circuitant ces apprentissages longs. Le correcteur d’orthographe te permet de corriger instantanément ce que tu écris, mais cela veut dire que l’apprentissage long de la structure de la langue, de sa grammaire, de sa syntaxe, est court-circuité. Et aller chercher du Quickstep au Brico, fabriqué à partir d’arbres qui ont été coupés en Europe, et qui ont été mis dans des conteneurs et redécoupés par des petits chinois en lamelles de 3 mm, pour ensuite les remettre dans des appartements, et que ça coûte moins cher parce qu’on exploite la main d’œuvre en Chine ou ailleurs, c’est un super court-circuit. C’est un court-circuit pour les gens de chez nous qui savaient encore faire des planches, mais c’est un aussi court-circuit symbolique parce qu’on ne sait plus que cela vient d’un arbre - forcément c’est vitrifié. Et on ne sait plus que c’est vivant. Et on ne sait même plus comment le jeter. C’est donc une catastrophe de pollution, de reconnaissance et de mémoire. Mais le pouvoir n’attend que cela. Toujours. Le contre-pouvoir sera toujours celui qui ralentit par rapport aux schémas préconçus qu’on veut lui faire ingurgiter soi-disant pour lui simplifier la vie.

Est-ce que cela vient de ma biographie, de l’enseignement que j’ai reçu ? Je n’ai jamais cru au sauvetage de l’humanité par la modernité. Je l’ai senti dès les débuts de mes études d’architecture, mais je n’avais pas un mot pour mettre dessus. Je n’ai jamais cru à l’industrialisation du bâtiment, jamais. Au contraire j’ai tout de suite perçu que l’industrialisation du bâtiment était ce court-circuit qui coupait définitivement l’être humain de ses racines avec l’environnement. Il y a toute une ontologie de la coupure et de la séparation qui est fondamentalement inscrite dans la philosophie occidentale, et cette coupure est accentuée par les processus industriels qui remplacent des pratiques. Cela s’applique à tout : aux réseaux d’énergie, à l’alimentation… plus le processus est industrialisé, moins je suis conscient de son fonctionnement et de sa provenance, parce qu’on s’en occupe pour moi, je n’ai qu’à payer. Les processus industriels mettent du carburant – c’est le cas de le dire – au carré, dans le processus de coupure ontologique qui est à la base de la catastrophe écologique.

EC : Est-ce aussi pour comprendre cette faculté anthropologique qu’est l’habiter que tu t’es intéressé aux architectures primitives ?

EF : Il y a eu un moment donné dans mon cheminement un très grand intérêt pour l’architecture primitive en général, et pas seulement pour celle de l’Europe occidentale. Mais aux villages dogons du nord du Sénégal, qui sont passionnants mais qui sont forts éloignés de notre culture, j’ai préféré aller voir des églises du christianisme primitif en Ethiopie – celles de Lalibela en Afrique du sud. Elles ont gardé un côté primitif parce qu’elles sont situées à 3500 mètres d’altitude et qu’elles sont creusées dans la roche. Elles ont à voir avec notre culture. Je ne pense pas qu’on puisse résoudre le problème en saupoudrant sa pratique d’exotisme, comme ces gens qui vont faire du chamanisme et se transformer en jaguar ou en aigle le week-end, et qui retournent au bureau le lundi matin. Ils ont oublié que ce sont les parties d’âmes que nous avons abandonnées en cours de route. Comprendre ce que nous avons abandonné est intéressant.

La critique que je mène de l’humanisme occidental implique la pleine conscience du fait que je suis dedans, en tant qu’humaniste occidental. Cela ne sert à rien de me prendre pour un africain. Je dois réellement assumer le fait que ma destinée se joue complètement dans l’imbrication de la conscience de la catastrophe au milieu de la catastrophe. Sans les outils de la culture occidentale, il est évident que je n’aurais pas pu me rendre compte de la problématique de la culture occidentale. On est sur un terrain très mouvant et très dangereux quand on parle de quelque chose dans lequel on est et que l’on en parle depuis son dehors. Cela m’a très fort intéressé d’aller creuser dans l’histoire de l’architecture européenne primitive, parce que j’ai senti que la compréhension, la découverte, le dessin de ces choses-là me permettait effectivement de comprendre des rapports de forces très différents. Autrement dit on pourrait dire que l’architecture de la Mésopotamie ou que l’architecture égyptienne sont déjà des architectures européennes, dans le sens où elles instaurent des structures hiérarchiques, des positionnements d’état, des systèmes d’exploitation… qui migrent ensuite en Grèce… L’architecture primitive et les archétypes fondamentaux de l’architecture occidentale m’ont beaucoup intéressés, mais cette question est ambiguë, parce que je pense qu’il y a des archétypes qui sont anthropologiques, qui dépassent complètement l’idée de culture ou d’histoire.

EC : Pourrais-tu décrire certains de ces invariants ?

C’est assez simple, le tout premier c’est la pierre ou le tronc d’arbre dressés, quelque chose qui est sorti de son ordre naturel et qui n’est pas mis comme il faut. C’est la première des marques symboliques de base qui signifie une présence. Ce signe de la présence dans l’espace, ce n’est pas propre aux esquimaux ou aux indiens, c’est présent partout. Dans un pueblo, même s’il y a très peu d’architecture, il y a une place du village et un endroit où on va planter un arbre qui va être l’arbre sacré, il va être à côté de la case du chef et dit je suis l’arbre sacré, intouchable. Ce n’est un arbre pas comme les autres : c’est simple : il n’ira pas dans le feu même s’il fait très froid.

Ce geste qui consiste à marquer l’espace d’un signe est toujours double : il est le signe d’une présence, cela veut dire que c’est celui qui permet l’absence. Je peux aller à la chasse au sanglier, et laisser ma femme et mes enfants au fond de la caverne, si j’ai dressé un menhir devant la caverne, et qu’en plus je lui ai taillé une gueule, je dis qu’il y a quelqu’un qui habite dedans, et celui qui arrive ne sait pas si je suis dedans ou pas. C’est ça un symbole. C’est quelque chose qui dit la présence d’une absence, ou dit autrement la présence indépendamment de la présence physique. C’est aussi valable à l’intérieur du vécu spatial architectural, et pour tous les modes de comportements que l’on a encore aujourd’hui. A l’époque, c’est surtout valable du point de vue cosmique. Inévitablement, une pierre dressée dans l’espace va projeter son ombre et va faire cadran solaire. On va se rendre compte que la course du soleil est de 90°, puis de 180° puis de 270°, qu’il y a une orientation et qu’à midi, le zénith du soleil est toujours dans la même direction. Ce geste est reliance, il est structure cosmique, il est structures cardinales, structures verticales. La structure symbolique même de l’espace est la manifestation d’une absence

EC : Comment ces considérations sur les structures symboliques travaillent-elles lorsque tu dessines une architecture ? Comment cela se traduit-il, par exemple, dans la manière d’aborder un projet de maison?

EF : Ces structures symboliques ne se traduisent pas, de la même manière qu’une écologie élargie brasse des systèmes de relation qui ne doivent jamais devenir des systèmes qui permettraient de construire une identité. On ne doit pas avoir d’idée préconçue sur ces structures. C’est en dessinant sur base des caractéristiques du lieu, en intégrant un maximum de contraintes, que je vais aussi y prêter attention à un moment donné. Les structures symboliques de l’espace fonctionnent avec le corps en mouvement. Elles ne fonctionnent pas en tant qu’image et il est donc difficile d’en trouver un exemple type. On peut avoir une circulation qui va distribuer des espaces qui doivent être plus ou moins autonomes, voire même fermés, comme un bureau ou une chambre s’il s’agit d’une habitation. On peut intégrer l’escalier dans cette circulation. Cela veut dire que la verticalité, la joie de monter et de descendre, de se rapprocher du ciel, de se rapprocher du sol, la joie aussi élémentaire de changer de niveau, est incluse dans le cheminement. Mais en fonction des projets, je peux aussi symboliquement sortir la circulation verticale de la circulation horizontale. Je peux choisir de la mettre en hélice par exemple, ou de lui imprimer un mouvement de retournement qui fait que, quand je change de niveau, je tombe aussi sur une toute autre ordonnance spatiale. C’est pour cela qu’on ne traduit jamais un questionnement symbolique abstraitement dans l’espace, on le traduit toujours en situation : est-ce ici pertinent de déstructurer la cardinalité et l’ordonnance d’un espace, de transformer la structure comportementale, ce qui fait que c’est rassurant, protecteur, ouvert… ? On ne peut jamais en aucune manière décider de l’ordonnance symbolique et des structures symboliques de l’espace à l’avance, c’est à dire sans être en situation, avec un programme, des clients, une demande, un site, une orientation…

Et à un moment donné, il y a des décisions d’organisation sociale et politique qui vont agir sur le comportement des gens et qui sont adéquates, pertinentes, plus riches par rapport à l’ensemble, ou moins riches, plus ou moins intéressantes. Il y a une manière de structurer l’espace qui agit effectivement sur le comportement. Il est évident que ces structures symboliques qu’on vient de décrire sont dans l’espace. Elles sont majoritairement inconscientes, mais ce n’est pas pour cela qu’elles ne travaillent pas. Au contraire, elles travaillent comme cardinalités, comme orientations, comme structures symboliques, comme repères, elles travaillent dans l’apprentissage du corps, et, au fond du fond, elles travaillent sur l’imaginaire. Dans un des tous premiers projets que j’ai réalisé, un centre de vacances pour enfants, j’aurais pu mettre l’escalier qui arrive sur une mezzanine en plein milieu de la salle commune, ou même sur ses bords, afin que tout le monde le voit. Mais tirer l’escalier – il fonctionne aussi bien quand il est dans l’entrée – cela veut non seulement dire qu’on passe par cette tour très sombre - avec presque pas de fenêtres, avec juste un oculus en haut - avant d’aller dormir. On arrive sur le balcon avec un garde-corps qui est plein, on voit ce qui se passe en bas, mais à peine. Au quotidien, tu vois que les enfants s’accrochent sur le mur de cet escalier, un petit peu trop petit, un peu trop sombre, et qu’ils l’ont transformé en un donjon de château fort. Ce n’est pas un escalator de supermarché.

EC : Cet imaginaire est associé à la manière dont l’architecture s’adresse aux corps.

EF : L’imaginaire est lié à une forme, que ce soit une image en deux dimensions ou un volume n’y change rien. Cette forme globale, qu’on a appelé Gestalt, sa richesse et sa force symbolique, sont directement liées à ce qu’on peut faire avec elle, à la manière dont elle fait fonctionner les possibles. C’est aussi simple que ça. Plus tu peux faire avec elle, plus c’est riche de sens. Une porte, ce n’est pas seulement un truc qui permet de passer à travers un mur, c’est aussi quelque chose qui dit que tu peux le faire. Une fenêtre, ce n’est pas seulement quelque chose qui permet de regarder dehors ou de laisser entrer la lumière, c’est quelque chose qui dit que tu peux t’asseoir sur l’appui de fenêtre, prendre un livre et regarder dehors. Ce n’est pas interdit, ce qui ne veut pas dire que tu vas passer ta journée à regarder dehors. C’est ça l’imaginaire poétique de l’architecture. C’est tous les possibles qui sont contenus dedans. Ce qui ne veut bien évidemment pas dire qu’on peut y mettre tout ce qu’on veut, qu’on peut charger toutes les structures symboliques de l’espace de toutes les qualités. Monter reste monter, descendre reste descendre, même s’il y a mille manières de monter et mille manières de descendre. Ce sont des réalités anthropologiques qui sont liées à la structure du corps de l’être humain. C’est lié à la définition même du mot anthropologique : qui est lié au corps de l’homme. Nous sommes des bipèdes à station verticale, avec un devant et un derrière, un haut et un bas, des membres et une tête, et au milieu un système d’échanges rythmiques et respiratoires avec le monde… Du point de vue kinesthésique, nous avons en tant qu’hommes une manière d’appréhender l’espace avec nos deux pieds et notre colonne vertébrale verticale. Avec l’industrialisation, on a complètement mécanisé les comportements et on a oublié le corps. On a oublié que les questions anthropologiques sont fondamentalement les questions de verticalité, et de protection, et toutes leurs nuances rythmiques. Gilbert Durand le montre bien dans son livre sur les structures symboliques de l’imaginaire.

EC :  Le corps de l’architecte dans le moment où il conçoit et lui aussi souvent oublié. Le fait que tu réalises souvent des maquettes en terre est-il lié aussi à ces questions ?

EF : Faire des maquettes en terre est un travail plastique qui accompagne la pensée. Ce n’est pas la même chose que de faire une maquette en carton, qui en fait est une représentation d’une idée qui est déjà là : c’est simple, l’idée est faite, les plans sont coupés, et on la représente. Je ne fais pas du tout des maquettes pour cela. Quand je fais un projet, il y a parfois un petit croquis, une perception très confuse de la hauteur, je sais qu’il me faut 80 mètres carré, j’ai toutes les informations sur l’organisation globale du programme, je sais très bien qui joue quoi, où et comment, je sais où sont le sud et le nord… Et à un moment donné j’y vais. Ce qui est fantastique avec ce matériau, c’est que c’est un réceptacle plastique de toutes tes idées préconçues. Et il y a un moment où c’est formidable, où cela se met vraiment à bouger, à sculpter, à travailler. J’ai toutes les informations à l’intérieur de moi, je maitrise tout, mais tout est plastique, et cela prend forme de manière complètement libre. Je fais cela très vite, en général la maquette d’un projet me prend deux heures, voire une demi-journée grand maximum. Tout est dedans, tout est fini. Je ne sais pas si ça se verra ou pas, si ça continuera à être important quand on regardera mon architecture, mais pour moi c’est indispensable d’avoir cette plastique-là.

EC : Qu’en est-il du corps de celui qui construit ce projet ? Quelle peut être la responsabilité de l’architecte sur le corps - corps individuel et corps social - des ouvriers et des artisans?

EF : C’est extrêmement difficile, parce que c’est probablement de ce côté-là que c’est le plus triste. J’ai assisté sur trente ans à une perte assez dramatique des savoir-faire des artisans, et je n’ai pas pu lutter contre. Tant qu’on est à l’intérieur d’un système économique qui vise à tous les coups ce qui va le plus vite possible et le moins cher possible, ce sera une catastrophe. John Ruskin dit qu’entre deux matériaux qui ont les mêmes propriétés physiques, le même résultat esthétique, il faut prendre le plus cher, et même s’il est beaucoup plus cher que l’autre. Quand tu lis cela en tant qu’architecte amené en permanence à faire des tableurs et à maîtriser un budget, c’est à mourir de rire ou de tristesse…. Sauf que John Ruskin dit : si vous faites cela, puisque ça a les mêmes qualités et que ça coûte plus cher, cela veut dire que vous produisez plus de travail, et vous produisez donc plus de savoir-faire, et que vous retenez dans l’artisanat plus de compétences . Dans celui qui est moins cher parce qu’il va plus vite, il y a moins de savoir-faire. A moins que d’être tombé comme Gion A. Caminada dans un milieu extrêmement préservé et suffisamment fortuné pour qu’on ne se pose pas la question de la même manière, il va toujours t’être demandé d’intégrer ces questions-là avec un rapport à l’économique considéré uniquement à court terme, comme ce qui est toujours le plus efficace possible. Fondamentalement donc, le système économique du capital, du profit, de la croissance… ne peut aller qu’avec une diminution toujours plus grande des savoir-faire. Une augmentation des savoir-faire est anti-économique au possible. Ce qu’on peut faire aujourd’hui, je ne sais pas. C’est affreusement difficile. C’est un combat quotidien complètement minoritaire qui est souvent perdu d’avance, et qui est pour le moment d’arrière-garde en termes de possibilités et de quantité. Cela passe par des bricolages, de l’autoconstruction...

On pourrait se prendre à rêver que nous ayons une influence plus forte sur l’artisanat. Ce n’est possible aujourd’hui que pour des projets à haut budget au mètre carré. Pour les projets à bas budget, les gens alignent les coûts sur les processus industriels. On a une responsabilité de ce point de vue là. On a la possibilité de faire vivre le type qui fait des bardeaux de robinier au nord de la France plutôt que d’aller chercher du cèdre au Liban ou au Canada. Mais c’est difficile, car les premières fois cela va toujours être plus cher, puisque les circuits n’existent pas et les connaissances non plus. Il faut cependant reconnaître que sous certains aspects cela change petit à petit. Il y a vingt ans de cela, j’ai construit une maison en argile, et de toute la Wallonie il n’y avait personne qui savait mettre en œuvre la terre, alors qu’on avait su le faire. Cela c’est diffusé, et aujourd’hui il y en a à nouveau plein. On a fait récemment un bâtiment de 300m2, dans lequel on a mis beaucoup de bois qu’on a coupé à quelques kilomètres de là. Le bilan carbone de l’affaire, c’est l’huile de la tronçonneuse, et deux transports de 10km. Plus écologique que ça je ne vois pas, mais c’est épouvantablement difficile.

Il faut être tout le temps présent, et il faut demander les honoraires en conséquence. Quand j’étais jeune architecte, dans les campagnes, j’ai encore fait des maisons avec des charpentiers qui travaillaient à la hache. Ils amenaient des arbres sur le chantier, des troncs, sur place, et ils faisaient pièce par pièce les tenons, les mortaises, les assemblages avec une scie, une hache, un marteau et un ciseau à bois. Peut-être plusieurs ciseaux à bois. C’est tout. Et deux mois après, tu avais une charpente. Et maintenant on croit que cela va plus vite d’utiliser des charpentes préfabriquées. Mais ce n’est pas du tout le cas en fait. Il faut des filières complètement incroyables derrière pour que cela fonctionne, des filières qui génèrent des systèmes de profits énormes, et on arrive à des solutions qui sont des catastrophes du point de vue écologique.

L’origine du problème est dans les structures de la rationalité occidentale, en particulier dans les structures du droit, dont l’origine est romaine. A 30 ans, j’ai compris qu’on n’arrivera pas à une écologie appliquée à l’espace, qui pourrait renouveler complètement notre manière de vivre, sans remettre en question la propriété individuelle et la manière dont un propriétaire peut exploiter un espace sous prétexte qu’il la acheté, qu’il l’a fait sien. Si tu achètes une forêt, tu peux tout couper, tu peux tuer tous les animaux qui sont dedans… Il est évident que les aborigènes d’Australie et les indiens d’Amérique, il y a quelques siècles, ne vivaient pas la relation avec leur environnement de cette manière là. On a travaillé sur un projet au début des Ardennes qui attaquait de front cette question de la propriété, et qui n’a pas pu aboutir : trente personnes, 14 logements, une ferme avec 35 hectares de terres agricoles, dont 5 hectares en permaculture et le reste en agriculture bio, des communs, une salle de spectacles, une salle de culture du corps, un atelier de menuiserie collectif, une cuisine pour les légumes, un beau projet engagé socialement, politiquement, spirituellement, par des gens qui veulent produire du sens sur place... L’objectif était de créer une fondation pour acheter la terre et les communs, et de dévaluer la valeur de revente de la terre d’1% par année. Au bout de trente ans, les 35 hectares et les communs n’auraient plus eu de valeur, ils n’auraient plus appartenu à personne. Cela aurait été fantastique : cela aurait fait un trou dans le régime de la propriété !
C’est encore un projet refusé par l’administration : dans ce cas-ci la commune, soi-disant progressiste, et à mes yeux imbécile et aveugle… a du même coup, je tiens à le dire, brisé et maté ainsi le désir de changement et de communauté d’un grand nombre de familles et de personnes. Ce dont ils se fichent éperdument par ailleurs.

Dans un tel projet, la manière dont les gens se conduisent l’un envers l’autre, la façon dont ils produisent des images, est absolument centrale. Une méthodologie de travail est indispensable pour mener le projet avec la participation de chacun. La question n’est pas de faire fusionner tout le monde. On a une idée de la participation qui serait la recherche du consensus, qui serait de faire en sorte que tout le monde soit content. Alors que ce qui fait l’énergie d’un processus participatif, c’est aussi le dissensus, le fait qu’il y a des frictions, des tensions. Et ces tensions elles se résolvent toujours par rapport au sens. Je saute sur toutes les occasions de faire venir des contradictions, parce qu’elles sont portées par des êtres qui ont forcément des biographies différentes, des sensibilités différentes, des manières de voir différentes. Et ces manières différentes ne peuvent se coupler, s’agencer, ou se réagencer en permanence, qu’à la condition d’aller chercher un idéal, un horizon plus vaste. C’est vraiment dans le sens les Schizoanalyses de Félix Guattari. Il constate qu’on est dans un monde schizophrène et que la seule manière de s’en tirer, c’est d’augmenter le volume, c’est-à-dire de tirer tout à son maximum, sur les foncteurs, sur les éléments…, pour les distinguer au maximum. C’est en faisant ça qu’on fabrique l’énergie qui permet de transfigurer les choses.

EC : Joseph Beuys , un artiste dont tu apprécies particulièrement le travail, pensait que l’art pouvait être un acte de résistance face au laminage des subjectivités. Dans les conditions actuelles, l’architecture peut-elle encore l’être ?

EF : Non. A moins que d’être fou ou particulièrement positif. L’exception qui confirme la règle c’est Gion A. Caminada, encore une fois. S’il y est arrivé, je crois que c’est parce qu’il subissait moins de pression, moins d’idéologie et d’imagerie d’architecture. Il est né dans un environnement très préservé, et s’adresse à des gens qui ont des moyens, et qui ne comparent pas son architecture à celle fabriquée par une société clef sur porte qui viendrait déposer n’importe quelle maison dans le paysage. Il y a une réorganisation indispensable de tout l’humain et des sociétés humaines. Sur ces questions, Joseph Beuys m’a aidé et me soutient encore maintenant. Il met le doigt sur quelque chose que je ressentais : nous sommes à la fin d’une civilisation malade. C’est une question liée à la spiritualité. La spiritualité, ce n’est rien d’autre que la manière dont nous concevons nos relations avec les autres êtres. Joseph Beuys a fait le parti politique des animaux, puis il a été un des premiers militants écologistes en Allemagne. C’est au moment où il fait « coyote ». Il dit là que les animaux sont des êtres vivants avec lesquels nous entrons en relation. Que le sauvage n’est pas si loin, et surtout que le domestique doit être repensé au départ de cela ! Il y a en occident ce qu’en philosophie on appellerait une ontologie, une manière de penser l’être humain comme étant profondément et radicalement différent des autres êtres. Ce qui est vrai à mon sens pour de multiples raisons, mais ce n’est pas une raison pour ne pas se battre pour une relation avec les autres créatures et avec les autres êtres vivants qui soit beaucoup plus harmonieuse. Joseph Beuys est le premier à ne plus faire des œuvres d’art comme des objets à regarder, à mettre dans des vitrines ou des musées, mais comme une activité plastique processuelle, destinée à transformer la société. Je pense comme Joseph Beuys ou comme Félix Guattari, que la seule manière de nous en tirer est de laisser ces choses-là aller jusqu’à leur terme, et d’instaurer une transversalité processuelle, plastique, artistique à l’intérieur de ça. Une des armes les plus efficaces du capitalisme ambiant est le cloisonnement des savoirs. On parle d’urbanisme, on ne va pas parler d’écologie, on ne va pas ramener des questions mythologiques. Comme si les discours des urbanistes n’étaient pas bourrés de mythes ! La normalisation des processus industriels, le contrôle calculant de tous les systèmes de comportements, le contrôle surcodé des structures symboliques, l’absence complète de prospective est en train de gagner la partie.

Ce système-là n’est pas en train de vaciller sous les coups de butoir d’une nouvelle société qui naitrait demain à l’aube d’un jour nouveau. Les gens qui veulent vivre autrement partent. Ils vont vivre en Ardèche et s’occuper de leurs chèvres. Et ils sont contents s’ils peuvent mettre une yourte dans leur jardin et qu’on les laisse en paix. Je ne sais pas pour combien de temps on va réussir à entretenir des failles à l’intérieur de ce bazar. Partir au combat en croyant que c’est possible d’aménager la machine de guerre qui est en face, est une illusion des plus complète. Il faut partir au combat en étant certain d’être perdant et en espérant qu’il y a encore quelques bribes d’humanité dans un processus de projet qui vont faire que tu vas arriver à le retourner. Si on ne change pas les systèmes sociaux, ce sont ces systèmes normatifs qui vont gagner. Trois générations de ce régime là donnent des gens qui ne savent même plus ce que c’est la poésie, autrement dit à qui la dualité qu’on vient d’exposer n’apparaît même plus à la conscience. Parce que pour eux, un espace est un truc mort qui doit servir et être efficace, et pas quelque chose qui est en relation. L’ontologie de l’occident s’est mise en place au fil du temps et les corps l’ont incorporée, tout simplement. Les gens sont là-dedans et ils n’arrivent plus à penser autrement parce que c’est dans la langue, c’est dans la grammaire, c’est dans la syntaxe, c’est dans toutes les manières de vivre dans lesquelles on est. Le fond de la question, c’est la question de l’ontologie de l’occident, la manière dont on a défini l’humanisme occidental, et les questions individualistes qui vont avec. Et c’est un vrai problème. Mais changer une ontologie, c’est changer une civilisation.

EC : Alors pourquoi bâtir encore ?

EF : Je ne sais pas. Parce qu’il faut bien évidemment continuer à se battre, mais c’est une mauvaise réponse. « Pourquoi bâtir encore » est un texte que j’ai écris il y a 5 ans. Aujourd’hui je suis encore plus pessimiste qu’à l’époque. Je pense que si on ne transforme pas les structures sociales, c’est vain. Alors pourquoi bâtir encore ? Pour continuer à parler de tout cela, pour entretenir la flamme, pour que dans dix ans, dans vingt ans, dans trente ans, il y ai encore la possibilité de s’en sortir avec des arbres de la forêt, avec la terre du jardin, et avec peu d’argent. Moi j’ai rêvé de cela. Couper des arbres, ramasser la terre du jardin et construire sans un franc. Je pense que l’architecture va reprendre, le jour où les gens vont reprendre en main leur destinée. Est-ce qu’il faut dire que la situation n’est pas encore assez catastrophique pour que ça marche ? Possible…

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